Thierry Apothéloz

DCS – Département de la cohésion sociale

 

La solidarité à Genève: un droit, pas un privilège

Alors qu’il vient d’accéder à la présidence du Conseil d’État pour la période du 1er juin 2025 au 31 mai 2026, Thierry Apothéloz revient pour Bien Vivre sur les réformes phares menées au cours de ses deux mandats à la tête du Département de la cohésion sociale. Loi sur l’aide sociale, politique jeunesse, inclusion, vieillissement ou accès au logement : il détaille les mesures mises en place pour renforcer la solidarité à Genève et trace les priorités pour l’avenir.

La nouvelle loi sur l’aide sociale et la lutte contre la précarité (LASLP) entre en vigueur en début d’année 2025. Quels changements concrets apportera-t-elle aux bénéficiaires et aux services d’accompagnement ?

La réforme de l’aide sociale à Genève, avec l’entrée en vigueur de la LASLP début 2025, marque un tournant décisif dans notre manière de lutter contre la précarité. Ce n’est plus seulement une politique d’assistance, c’est un véritable levier d’insertion et d’autonomisation. Concrètement, les bénéficiaires pourront conserver une partie de leurs revenus – les 300 premiers francs gagnés – ce qui les encourage à reprendre une activité, même modeste. C’est une incitation directe à retrouver une place dans la société, à renouer avec le travail, avec la dignité que cela procure. Mais la réforme va plus loin. Elle abandonne la logique du « tout à l’emploi » pour prendre en compte les réalités humaines : certaines personnes ne pourront pas revenir sur le marché du travail, ou très difficilement. Nous avons donc le devoir de les accompagner autrement, avec des solutions adaptées à leur situation psychique, sociale ou médicale. Nous faisons aussi le choix de la confiance. Fini le contrôle permanent, les justificatifs systématiques et les paiements infantilisants. À la place, nous versons un forfait mensuel recalculé tous les six mois, en responsabilisant les bénéficiaires. C’est un changement profond, humain, pragmatique – et nécessaire. Il s’agit non seulement d’aider, mais de reconstruire des parcours de vie. Et ça, c’est une révolution silencieuse mais fondamentale pour Genève.

Quels sont aujourd’hui les principaux défis auxquels les jeunes de Genève sont confrontés en matière d’insertion sociale et professionnelle, et quelles mesures supplémentaires sont mises en place pour favoriser leur autonomie et employabilité ?

Notre mission est de tout mettre en œuvre pour limiter le nombre de jeunes ayant recours à l’aide sociale – un chiffre malheureusement en augmentation constante à Genève (+ 44% en 10 ans !). Cette tendance nous alerte, car elle traduit des parcours marqués par la rupture, l’exclusion ou l’absence de perspectives concrètes. Aujourd’hui, de nombreux jeunes se heurtent à des obstacles majeurs en matière d’insertion sociale et professionnelle : décrochage scolaire, manque de qualification, isolement, difficultés à se projeter dans l’avenir. À cela s’ajoutent des freins administratifs et économiques qui rendent l’accès à une formation ou à l’emploi encore plus difficile. Face à ces constats, nous avons renforcé notre action. Le programme JAFA – Jeunes Adultes en Formation Actifs et Actives – propose un accompagnement structuré aux jeunes de 18 à 25 ans en rupture de formation : coaching individuel, bourse de préformation, activités de remobilisation par le sport, la culture ou les arts. Il leur permet de construire un projet de formation qualifiante sans dépendre de l’aide sociale.

Nous avons également lancé le dispositif « Objectif Jeunes », qui mobilise les leviers du sport, des activités artistiques et culturelles pour aider les jeunes à retrouver confiance, créer du lien social et se projeter dans l’avenir avec l’appui de professionnels. Les résultats sont prometteurs : près de la moitié des personnes qui y ont participé reprennent une formation, et une large majorité améliore son parcours d’insertion. Nous n’oublions pas les jeunes issus de l’asile ou de la migration, qui bénéficient de dispositifs spécifiques et adaptés à leurs réalités souvent complexes. Limiter le recours à l’aide sociale passe par la prévention, l’accompagnement et l’accès à l’autonomie. C’est une priorité collective que nous portons avec conviction avec le département de l’instruction publique (DIP) et le Conseil d’État, car l’avenir de notre société dépend aussi de la place que nous offrons à sa jeunesse.

Avec la mise en place de la politique « Longue vie 2024-2030 », quelles initiatives sont prévues pour renforcer les liens sociaux des seniors et prévenir leur isolement ?

Dans le cadre de la politique cantonale « Longue vie 2024-2030 », Genève affirme une volonté forte : prévenir l’isolement des seniors et renforcer leurs liens sociaux. Cette ambition repose sur une série d’initiatives concrètes, portées par une approche participative et solidaire. Tout d’abord, le canton a fait le choix de construire cette politique avec les personnes concernées. Une démarche inédite de démocratie participative a été lancée avec la création d’un panel de seniors, consultés pour faire entendre leurs besoins, leurs priorités, leurs idées. Cette co-construction permet d’élaborer des réponses adaptées aux réalités du vieillissement, bien loin d’une approche descendante ou technocratique. Ensuite, cette politique s’est enrichie d’une base solide de dialogue public grâce aux Assises de la transition démographique qui ont eu lieu en mai 2025.

Cet événement a permis de réunir citoyennes et citoyens, professionnels, associations et institutions autour d’une question centrale : comment mieux vieillir ensemble à Genève ? Les échanges qui en ont découlé vont nourrir la stratégie cantonale en mettant en lumière les attentes réelles des aînés, les défis liés à l’urbanisme, à la mobilité, aux soins, mais aussi aux liens intergénérationnels pour ne prendre que ces exemples. Ces Assises ont marqué un tournant : elles ont permis de faire du bien-vieillir une cause commune, partagée et structurée autour d’actions concrètes. Nous inscrivons tout cela dans une vision globale du bien-vieillir, qui dépasse la seule réponse aux situations de dépendance. Elle vise à améliorer la qualité de vie des aînés dans toutes ses dimensions : santé, mobilité, participation sociale, accès à des espaces et des activités favorisant le lien, culture, sport. Il s’agit de créer un environnement qui permette à chacun de rester actif, de conserver son autonomie et de garder toute sa place dans la société, quel que soit son âge.

Le dispositif DOMOS, destiné à prévenir l’expulsion des locataires en difficulté, a été pérennisé cette année. Envisagez-vous d’élargir ce type de soutien à d’autres formes de précarité ?

Le dispositif DOMOS, lancé en 2022 et pérennisé à partir de janvier 2025, a démontré son efficacité en prévenant les expulsions locatives liées à des difficultés financières passagères. En deux ans, 249 ménages ont bénéficié d’une aide totale de 785’000 francs, avec un taux de maintien dans le logement supérieur à 86% quelques mois après l’intervention. Ce succès repose sur une collaboration étroite entre les services sociaux, les régies immobilières et une fondation privée, permettant une réponse rapide et ciblée aux situations d’urgence. En matière de lutte contre la précarité, le DCS a également développé le Bureau d’information sociale. Il a pour objectif d’informer et d’orienter de manière anonyme la population sur l’ensemble des dispositifs sociaux du territoire cantonal. Dans la même logique que Domos, il s’agit d’éviter l’aggravation de situations déjà difficiles.

Quelles sont les mesures les plus marquantes prises récemment pour renforcer l’accessibilité et l’inclusion des personnes en situation de handicap à Genève ?

Genève a récemment franchi des étapes significatives pour renforcer l’accessibilité et l’inclusion des personnes en situation de handicap, en s’appuyant sur deux axes majeurs : la sensibilisation citoyenne et l’amélioration qualitative des prestations. D’une part, les Journées nationales d’action pour les droits des personnes handicapées, organisées du 15 mai au 15 juin 2024 sous la bannière « Avenir inclusif », ont mobilisé une cinquantaine d’actions sur le territoire genevois. Ateliers, conférences, projections et événements festifs ont permis de sensibiliser largement la population aux droits fondamentaux des personnes concernées. Cette campagne, coordonnée par le canton, la Ville de Genève et des associations partenaires, a marqué les dix ans de la ratification par la Suisse de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées.

D’autre part, le canton a lancé en mai 2025 le service de contrôle des prestations socio-éducatives (SCOPSE). Ce dispositif vise à garantir la qualité de l’accompagnement dans les établissements pour personnes en situation de handicap, en évaluant les prestations au regard des droits et du projet de vie de chaque personne accompagnée. Une commission consultative, réunissant des représentants des institutions, des familles, des associations et des personnes concernées, assurera le suivi du dispositif et encouragera le partage de bonnes pratiques. Ces initiatives illustrent l’engagement de Genève à construire une société plus inclusive, en plaçant la participation active des personnes en situation de handicap et de leurs proches au cœur des politiques publiques.

Quels sont, selon vous, les principaux accomplissements du Département de la cohésion sociale au cours de cette législature, et quels défis restent encore à relever ?

Tout au long de cette législature, je suis resté fidèle à mes engagements en concrétisant plusieurs avancées législatives majeures. Parmi elles, on peut citer la mise en œuvre de nouvelles lois : sur l’aide sociale, la lutte contre le surendettement ou encore en matière de culture. Nous disposons aussi désormais d’un plan stratégique du sport. D’autres chantiers importants sont en cours – notamment en matière de handicap et de lutte contre le racisme – verront bientôt le jour.

Un autre projet clé est en cours : la refonte des Prestations complémentaires familiales (PCFAM). Cette réforme poursuit des objectifs très concrets : mieux orienter les bénéficiaires vers les dispositifs adaptés, rendre le système plus incitatif et plus juste, revoir les modalités de calcul des aides, renforcer l’accompagnement socio-professionnel, simplifier l’accès administratif et améliorer la coordination avec l’aide sociale. C’est une réforme de justice sociale, mais aussi de bon sens administratif.

Parallèlement, je me suis engagé pour le développement de futures infrastructures qui marqueront le paysage genevois, comme le musée de la bande dessinée au Grand-Saconnex ou la future patinoire du Trèfle-Blanc à Lancy, qui répondront à des besoins culturels et sportifs majeurs pour notre population. Les défis restent nombreux : il nous faut poursuivre les efforts pour renforcer le contrat social, garantir l’accès aux droits pour toutes et tous, et adapter nos politiques publiques à une société en mutation. Mais les bases sont solides, la dynamique est lancée et je suis toujours autant passionné et mobilisé.

Photos: © Magali Girardin